Sur un cliché en noir et blanc un homme assis au bord d’une fosse attend, un manteau sur les genoux, le dernier moment.

A ses pieds la mort, derrière lui, la mort, devant lui un dernier regard pour l’éternité.


Membre d'un Einsatzgruppen executant un juif Ukrainien

Membre d’un commando SS ( Schutzstaffel « échelon de protection » ) exécutant sa victime d’une balle dans la nuque, femmes dénudées accompagnées de leurs enfants regroupées en file à proximité de la fosse d’exécution, policier allemand assassinant une mère et son enfant à proximité d’hommes creusant leur propre tombe…

Malgré les interdictions officielles, les témoins, qu’ils soient soldats ou gendarmes, réalisent par voyeurisme et fascination de nombreuses photos.
Celles-ci apportent le témoignage d’exécutions de grande envergure, menées et /ou encouragées par les SS, suivant une méthode toujours mieux rôdée ( au pistolet, à la carabine ou à la mitrailleuse ) sur des communautés entières ( Polonais, Juifs, Tsiganes…) entre 1939 et 1944.

La représentation que le grand public se fait de la shoah* est essentiellement rattachée aux camps de travail et d’extermination, aux déportations et aux chambres à gaz.
Les tueries perpétrées sur le front de l’est, dont l’intensification est déclenchée dans le courant de l’année 1941 par l’invasion de la Russie, sont longtemps restées au second plan dans la mémoire collective de la Shoah.

*La shoah : mot hébreu signifiant « catastrophe » il désigne spécifiquement l’organisation par le régime nazi et ses collaborateurs, de la persécution et de l’extermination d’environ 6 millions de Juifs.
Quant au terme d’origine Grecque « Holocauste » sa signification d’acceptation plus large désigne le sacrifice par le feu.

Récemment, des événements suscitant débats et nombreuses polémiques, ont largement contribué à faire connaître ce premier type d’exécutions massives qualifié de Shoah par balles.

En 2006, le roman de Jonathan Littell, "les bienveillantes", malgré les 900 pages et la répulsion suscitée par l’évocation et l’interprétation de la violence nazie à l’est, obtient le grand prix de l’académie Française et le prix Goncourt.

Depuis 2004, le père Patrick Debois, à la tête du centre de recherche sur l’histoire de la shoah à l’est ( Yahad in Unum qui veut dire « l’un et l’autre ensemble » ) sillonne, avec son équipe, les villages Ukrainiens.
L’archéologie aidée par des centaines de témoignages directs permet de localiser plus de 500 fosses communes, apportant ainsi la preuve irréfutable d’un véritable génocide.

Fouilles des fosses de Bousk ( Ukraine )

Ces deux approches radicalement différentes de la shoah par balles, connaissent bon nombre d’admirateurs et de détracteurs.
Avant de commenter les débats et les passions contemporaines qu’engendre la médiatisation de cet épisode méconnu de la solution finale, il m’apparait souhaitable de replacer dans son contexte historique l’assassinat de plus d’un million et demi de Juifs par des commandos de SS, en Europe orientale.
Le calvaire enduré par une partie des populations civiles d’Europe de l’est constitue, des lois anti juives des années 30 à la solution finale, une étape essentielle dans le cheminement et la compréhension de la shoah.

Dès 1919 le ressentiment Allemand d’après guerre, est un terrain propice au développement d’un discours idéologique basé sur l’idéal du national socialisme et portant en germe les fondements d’une politique raciste et antisémite.

Les mesures législatives qui suivront l’élection d’Hitler au poste de chancelier, le 30 janvier 1933, constituent la simple mise en application des thèses qu’il n’a cessé de développer tout au long de son accession au pouvoir.

Les mesures d’exclusion et de bannissement dont les Juifs Allemands font l’objet, durant ce mois d’avril 1933, n’ont rien d’étonnant :
Le 1er avril boycott des commerces et des magasins Juifs, le 7 avril exclusion des Juifs de la fonction publique.

Dès 1935 les Juifs Allemands sont considérés comme des citoyens de seconde zone. Les lois de Nuremberg en septembre de cette même année leurs interdisent le mariage et les relations sexuelles avec les Allemands.
En 1938, écartée de toute vie sociale, spoliée, victime de pogroms*, désormais autorisés à l’échelle nationale comme en témoigne la nuit de cristal de ce mois de novembre, la population Juive voit se refermer sur elle, le terrible piège qui la conduira à son émigration forcée puis à son extermination.
(* Le mot pogrom d’origine Russe désigne des actions violentes, préméditées, d’une partie de la population contre une autre )

Comme l’a montré l'historien Philippe Burin, dans son ouvrage « Hitler et les Juifs », le projet Hitlérien reposant sur la persécussion des Juifs est à double détente :
Il reste contenu dans certaines limites tant que l’Allemagne est en paix avec ses voisins, puis il se radicalise à partir du moment où Hitler se jette, avec la société Allemande, dans la guerre.

A partir de 1939 les exigences de la guerre, radicalisent progressivement la shoah.
Avec l’occupation de nouveaux territoires l’accroissement du contingent de populations, jugées indésirables par le régime Nazi, entraine le règlement de la « question Juive » par des méthodes quasi industrielles.

Enfants de Lotz ( pologne ) en partance pour les camps ou l'innocence injuriée

Cette démarche génocidaire, motivée par une idéologie eugéniste, est rationalisée par l’intervention de géographes, de linguistes, d’ethnologues…traduisant une « intelligence inhumaine » au service du mal.

Goring, Himmeler et Heydrich constituent le noyau dur d’un groupe de planificateurs sanguinaires, donnant à ce génocide une dimension froidement bureaucratique dont l’unique but est d’optimiser cette « mécanique du mal » visant l’anéantissement des ennemis du Volk ( Le peuple )

La Pologne représente, pour ces architectes de la solution finale, un véritable laboratoire du meurtre de masse.
Les Einsatzgruppen ( groupes d’intervention ) en fusillant 10 000 Juifs Polonais en 1939 débutent une procédure d’exécution qui deviendra systématique sur le front de l’est en1941.
Lodz, Varsovie, Lublin, sont autant de ghettos rendus mortifères par le gouverneur de la Pologne Hans Frank.


Himmler en compagnie de Hans Franck à droite

Enfin le gazage réalisé en décembre 1941, si l’on exclut les 150 000 handicapés mentaux Allemands concernés par l’Aktion T4, de Juifs du district de Lublin dans le camp d’extermination de Belzec.

L’ouverture d’un nouveau front à l’est en 1941 va accélérer le processus destructeur de la shoah en constante mutation depuis l’accession d’Hitler au pouvoir.

De la situation transitoire des ghettos à l’efficience des camps d’extermination, la shoah par balles représente une étape fondamentale dans la mise en place d’une mécanisation du meurtre de masse.
Le rôle des Einsatzgruppen, lors des opérations de tueries en Europe de l’est, est prépondérant.

Leurs actions de nettoyage ethnique et de « police politique » à l’arrière du front permettant de légitimer leur place aux côtés de la Wehrmacht. ( force de défense )
Ainsi se dessine au sein de l’armée, en perpétuelle concurrence, une recomposition progressive des missions et du pouvoir de la SS.

Affiche de propagande pour le recrutement dans la SS

Afin de mieux comprendre son niveau d’implication sur le front de l’est il convient de préciser sa raison d’être et son mode de fonctionnement dont l’objectif ultime est de se substituer à l’armée traditionnelle pour devenir une armée nazie.

Initialement garde rapprochée d’Hitler, dans les années 1922 – 1923, la SS prend une place prépondérante au sein de l’appareil d’état en tenant un rôle essentiellement policier et idéologique dès 1933.

Dans un discours de 1937, Himmler évoque les 5 piliers sur lesquels repose son organisation :

La SS générale ( Allgemeine SS ) dont les membres sont des civils s’entraînant régulièrement à des exercices sportifs et militaires.
La SS armée ( Waffen SS ), destinée à lutter contre le bolchevisme à l’extérieur comme à l’intérieur du Reich.
Les troupes à tête de mort ( Totenkopfverbande ) fournissent le personnel de surveillance des camps de concentration.
Le service de sureté du Reich comprenant la police d’état ou Gestapo ( Geheime Staatpolizei ), la police de l’ordre ainsi que le service de renseignements du parti et de l’état ( le futur RSHA crée en 1939 )
Le service pour la race et la colonisation garantissant la pureté de la race Allemande et œuvre à la « germanisation » des territoires occupés.

Après 1939 un sixième pilier vient compléter cette structure : il s’agit de l’office central pour l’économie et l’administration avec pour rôle d’assurer la gestion des camps de concentration et des entreprises de la SS.

Créé le 22 septembre 1939, par Himmler, le RSHA ( Reichssicherheitshauptamt ), cet office central du Reich est le résultat du regroupement de la Gestapo, de la Kripo ( Kriminalpolizei « police criminelle » ) du SD ( sicherheitsdienst « service de renseignement de la SS »)

Organigramme de la RSHA

Son premier chef fut le SS Obergruppenfuhrer ( Général de corps d’armée ) Reinhard Heydrich jusqu’à son assassinat le 4 juin, puis le SS Gruppenfuhrer ( Général de division ) Ernst Kaltenbrunner jusqu’à la fin de la guerre.


Heydrich à la tête de la RSHA de 1939 à 1942


Rattachés au RSHA, les Einsatzgruppen sont des unités mobiles d’extermination formées d’équipes semi-militaires intervenant dans les territoires occupés de l’est ( Pologne, Union soviétique et pays baltes )
Sous le commandement d'officiers de la Police de sécurité (Sipo) de la police régulière du III Reich ( ORPO ) l’ordnungspolizei et du Service de sécurité (SD), ils reçurent pour mission, entre autres, d'exterminer ceux qui étaient perçus comme des ennemis politiques ou raciaux trouvés derrière les lignes de front en Union Soviétique occupée. Parmi leurs victimes, il y eut des Juifs (hommes, femmes et enfants), des Tsiganes, et des fonctionnaires de l'Etat soviétique et du Parti communiste.

En juillet 1939, Heydrich met en place 5 Einsatzgruppen.

Deux ans plus tard ces unités, comptant guère plus de 3000 hommes, suivront l’avancée de l’armée Allemande sur le front de l’est.

L’intégration des Einsatzgruppen aux opérations militaires de la Wehrmacht, et le rôle qui leur est dévolu, tend à créer de nombreuses tensions au sein de l’armée.
La question est quasiment réglée, le 3 mars 1941, lorsque Adolf Hitler exige du chef d’état major de la Wehrmacht, le général Alferd Jodl, que l’intégration des services du Reichfuhrer ss Himmler, dans les zones d’opération de l’armée, soit étudiée.

Hitler avec le Général Jodl et Keitel au centre

Par la suite la Wehrmacht accepte de limiter le rôle des juridictions militaires aux affaires internes à la troupe.
Cette absence d’administration civile crée, à l’arrière du front, une zone de non droit propice aux exactions des Einsatzgruppen.

Par la suite leur champ d’action est clairement défini par le commandant en chef Willhelm Keitel donnant au Reichfuhrer SS Himmler « indépendance et pleine responsabilité » dans le cadre de ses missions.

Ces unités mobiles d’extermination se répartissent en 4 groupes opérationnels, de la taille d’un bataillon chacun, progressant sur une zone géographique déterminée.

L’Einsatzgruppen A s’occupe de la zone allant de la Prusse orientale en direction de Leningrad et couvrant la Lituanie, l’Estonie, la Lettonie et le nord de la Russie.
Il massacre les juifs de Kovno, Riga et Vilno…

L’Einsatzgruppen B part de Varsovie et s’étend en Biélorussie en direction de Smolensk.
Il massacre les juifs de Minsk, Brest Litovsk, Gomel, Mogilev…

L’Einsatzgruppen C débute à Cracovie et Rzeszow ( Pologne occupée ) et s’étend en Ukraine en direction de Kharkov et de Rostov sur le Don.
Il massacre les juifs de Lvov, Tarnopol, Zolochev, Kiev…

L’Einsatzgruppen D est celui qui opère le plus au sud. Il couvre le sud de l’Ukraine, la Crimée et le Caucase.
Il massacre les juifs de Nikoloyev, Simferopol, Sébastopol, Kherson…


Progression des Einsatzgruppen sur le front de l'est


Soutenu sur un plan logistique, par l’armée Allemande, les Einsatzgruppen aidés de collaborateurs locaux et d’autres unités SS conduisent des opérations d’extermination en allant chercher leurs victimes directement dans les communautés et les ghettos.

Les méthodes d’exécutions, variant d’un commandant à un autre, se perfectionnent, se rationnalisent.

Exécution debout, couchée face contre terre une balle dans la nuque, avec un seul tireur ou un peloton d’exécution.
L’horreur meurtrière ne fait pas de distinction de sexe, d’âge, pourvu que la victime désignée soit considérée comme potentiellement nuisible aux yeux de l’idéologie nazie.

Peloton d'exécution


Ce sadisme est poussé jusqu’à l’encouragement de pogroms où les milices locales s’en prennent aux communautés juives qu’elles accusent, injustement, d’avoir fait preuve d’intelligence avec le NKVD ( commissariat du peuple aux affaires intérieures ).
Il me semble utile de souligner que le NKVD commis, tout comme la SS, de nombreux massacres à l’encontre d’intellectuels et d’opposants politiques.
A ce titre on peut citer l’exécution de plusieurs milliers de Polonais, en 1940, à Katyn.

C’est la folie des hommes qui mit au supplice les territoires de l’Europe centrale à deux reprises :
Une première fois avec le NKVD lors du pacte Germano soviétique et une seconde fois par les Einsatzgruppen lors de la rupture de ce même pacte.

Au premier plan, Lavrentiy Beria chef du NKVD de 1938 à 1953 portant sur ses genoux la fille de Staline photographié en arrière plan


Ce travail de fossoyeur consume la victime et, paradoxalement son bourreau.
En mobilisant de nombreux hommes, pour une efficacité limitée, la routine criminelle de ces opérations provoque d’importants troubles psychologiques sur la plupart des exécuteurs.
Le gazage dans des camions est une première étape permettant d’éviter, lâchement, au bourreau d’être confronté à sa victime.

Le bilan estimatif de cette shoah par balles s’élève à 1,4 million de personnes.

Les bas fond de la nature humaine sont difficiles à sonder , mais cette démarche de compréhension, aussi pénible soit elle, reste incontournable.

"Les bienveillantes" a le mérite de soulever, une nouvelle fois, la question de la responsabilité qu’occupe l’individu dans un système d’acceptation quasi généralisé du meurtre du masse.

Sans le soutien des populations locales, de la Wehrmacht, d’une population sans réaction face à une idéologie émanant d’esprits humainement arriérés…les 3000 membres des Einsatzgruppen n’auraient jamais pu martyriser plus d’un million de personnes.

Du planificateur à l’exécutant, la chaîne est longue et le processus complexe rend la détermination des responsabilités inextricable.

Malgré les nombreuses et solides références, à la fois historiques, mythologiques et psychanalytiques l’ambigüité et l’univers mental du personnage central, Max Aue ( officier supérieur de la SS ) met mal à l’aise.

Le titre du livre fait référence au récit mythologique d’Eschyle « Les Euménides » ( signifiant littéralement les bienveillantes )

Mais peut-on moralement accepter que les impitoyables Erinyes vengeresses se changent en Euménides bienveillantes pour le genre humain ?

Oreste persécuté par les Erinyes - tableau de willian adolphe Bouguereau ( 1862 )


La question du mal occupe une place centrale au sein de cet ouvrage.
Ce mal, que peuvent faire les hommes ordinaires s’habituant à la violence, est décrite par l'historien Christopher Browning dans son livre, sur le 101ème bataillon de réserve de la police Allemande, " Des hommes ordinaires".

Ces « hommes ordinaires » devenant des bourreaux par apprentissage, par accoutumance et par indifférence croissante à l’humanité des victimes.

Les avis au sujet des Bienveillantes différent car l’appréciation de la morale, bien que normative, appartient à chacun d’entre nous.
Cependant l'inhumanité se dégageant de l'esprit profanateur du personnage central, Max Aue, me dérange. En s'attaquant à la scèpulture, lieu de commencement ou de recommancement de l'humanité, les bienveillantes m'apparaissent moralement condamnable.


Pendant ce temps la quête du père Desbois à travers l’Ukraine doit continuer !

A ce stade il n’est plus question de philosopher car c’est une course contre le temps qui s’engage et les derniers témoins, dépositaires de la mémoire des victimes, s’éteignent au fil des jours.

Les polémiques, sous fond de querelles entre universitaires, contestant ces travaux ( techniques archéologiques employées, nature des témoignages…) sont indécentes, non pas parce qu’elles existent mais parce qu’elles méprisent totalement cette notion de temps.




Yahad-In Unum » Projets
envoyé par catalauniques. - L'info internationale vidéo.


En Ukraine les fosses de Bousk ont toutes été scellées à la fin du mois d’août 2006 non seulement pour dissuader les chercheurs d’or mais pour marquer que désormais les milliers d’innocents assassinés à Bousk, par les nazis, avaient des tombes.

La mémoire de la shoah est le résultat du bon déroulement de trois étapes succssives :

Savoir, comprendre, se souvenir.

Cette pédagogie mémorielle doit servir à humaniser, davantage, nos sociétés actuelles et futures.

A bientôt pour des histoires d'histoires.


Les sources et pour en savoir plus :

L'état SS - Le système des camps de concentration Allemands - Eugen Kogon - Editions Seuil

Ressentiment et apocalypse - Essai sur l'antisémitisme nazi - Philippe Burrin - Seuil

Porteur de mémoires - Père patrick Desbois - Champ Histoire

Les racines intellectuelles du troisième Reich - La crise de l'idéologie allemande - Seuil

Les origines de la solution finale - L'évolution de la politique antijuive des nazis - Seuil

L'allemagne de Hitler 1933 - 1945 - En partenariat avec l'histoire - Seuil

Les architectectes de l'extermination - Gotz Aly - Mémorial de de la shoah - calman lévy

Histoire encycplopédie de l'Allemagne du III reich - Pierre Valaud - Perrin

Les Bienveillantes - Jonathan Littell

Les collections de l'histoire n° 18 - Hitler le nazisme et les Allemands

L'histoire n°320 - Les Bourreaux nazis

http://www.memorialdelashoah.org/

http://www.ushmm.org/

http://www.yahadinunum.org/

0

Ajouter un commentaire

Chargement en cours